C.G. Jung – L'Âme et la vie
L’abdication de soi-même au profit du collectif correspond à un idéal social : elle passe même pour une vertu et un devoir vis-à-vis de la société, quoiqu’elle puisse donner lieu à des utilisations abusives et égoïstes. On dit d’un égoïste qu’il est « plein de lui-même », ce qui, naturellement, n’a rien à voir avec la notion du Soi, telle que je l’utilise ici. La réalisation de son Soi se situe à l’opposé de la dépersonnalisation de soi-même. Prendre l’individuation et la réalisation de son Soi pour de l’égoïsme est un malentendu tout à fait commun ; car les esprits font en général trop peu de différence entre l’individualisme et l’individuation. L’individualisme accentue à dessein et met en relief la prétendue particularité de l’individu, en opposition aux égards et aux devoirs en faveur de la collectivité. L’individuation, au contraire, est synonyme d’un accomplissement meilleur et plus complet des tâches collectives d’un être, une prise en considération suffisante de ses particularités permettant d’attendre de lui qu’il soit dans l’édifice social une pierre mieux appropriée et mieux insérée que si ces mêmes particularités demeuraient négligées ou opprimées.
L’ébranlement qu’a subi la conscience moderne par l’immense suite de catastrophes de la guerre mondiale s’accompagne, intérieurement, de l’ébranlement de la foi en nous-mêmes et en notre bonté. Autrefois, il nous était loisible de tenir les autres, les étrangers, pour des vauriens, politiquement et moralement ; le moderne doit reconnaitre qu’il est politiquement et moralement comme tous les autres. Alors que je croyais autrefois que le devoir que Dieu m’imposait était de rappeler les autres à l’ordre, je sais maintenant que j’ai autant qu’eux besoin de cet avertissement et que je ferais bien mieux de mettre de l’ordre dans ma propre maison.
C.G. Jung – L’Âme et la Vie (Le livre de poche)