Marie-Louise Von Franz – L'ombre et le mal dans les contes de fées
Il ne suffit pas de vaincre les obstacles qui séparent le moi conscient de l’anima et de la rejoindre dans son monde ; mais il faut savoir en revenir en la ramenant avec soi, ce qui est bien plus difficile. C’est toute la différence qu’il y a entre se laisser aller à des liaisons faciles ou se bercer de phantasmes érotiques, et rendre son anima consciente, la vivre dans une relation concrète et vraie. Rien ne sert d’avoir rencontré l’anima sur le plan symbolique si l’on ne parvient pas à la ramener dans la vie personnelle.
Dans la première phase de l’analyse, un homme voit souvent surgir dans ses rêves un monde qui lui est totalement étranger : celui où évoluent les figures d’ombre et d’anima. En prêtant attention à l’univers de ses rêves, de ses phantasmes et de ses humeurs, il s’est rendu, en quelque sorte, dans le royaume où ces figures mènent leur existence propre. C’est là-dessus que va se focaliser tout d’abord le travail sur l’inconscient : on observera comment celui-ci représente et évalue l’état psychique du sujet et l’on cherchera à découvrir et à comprendre les processus naturels à l’œuvre dans ses profondeurs. On aidera le sujet à entrer en relation avec les figures d’ombre et d’anima qui vivent là une existence plus ou moins autonome, de façon à ce que, peu à peu, un pont s’établisse par-dessus la faille séparant le conscient de l’inconscient.
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On rencontre fréquemment des hommes qui n’ont qu’une relation vague et abstraite avec leur anima, et, de ce fait, avec l’inconscient dans son ensemble. Nous disions précédemment que, si un homme n’est pas en relation avec ses couches émotives profondes et avec son sentiment, l’anima sera pour lui une image intellectuelle et non une réalité vivante. Il pourra accepter le fait que les rêves soient symboliques, mais si on lui montre que les contenus de l’inconscient mènent leur vie propre, qu’ils exercent une action sur l’existence en influençant les humeurs et les opinions en apparence les plus rationnelles, qu’on peut tomber physiquement ou psychiquement malade parce qu’on ne traite pas son anima avec assez d’égards et qu’un complexe inconscient négligé peut vous jeter sous les roues d’une voiture, son rationalisme se cabrera.
Prenons un cas extrême – mais moins rare qu’on pourrait le croire : celui d’un homme qui entend des voix. Tant que nous nous contentons de lui dire que ce sont des manifestations de l’inconscient, des rêves éveillés, il acceptera cette idée, car cela le rassurera de penser que ce phénomène n’est pas pathologique par nature, qu’il est connu et que cela est arrivé à d’autres qu’à lui. Mais si on ajoute qu’il devrait observer très attentivement ce que lui disent ces voix, car, si l’inconscient déborde ainsi en quelque sorte dans sa vie diurne, c’est qu’il a quelque chose de très important et de très urgent à lui transmettre, il arrive qu’il faille une maladie ou un accident pour que le sujet se décide à faire cet effort. Il est probable qu’avant d’en arriver là, ces contenus inconscients sont apparus, de façon répétée, dans ses rêves, sans qu’il ait voulu – ou pu – leur accorder son attention ; s’il n’écoute pas ses voix et s’enferme dans son refus, ces manifestations de l’inconscient risquent de devenir obsessionnelles ou délirantes et de submerger le moi, créant un épisode psychotique qui, bien souvent, eût été tout à fait évitable.
Marie-Louise Von Franz – L’ombre et le mal dans les contes de fées (Editions du Dauphin)