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Carnets d'une psychexploratrice autodidacte
18 février 2018

Augusto Romano - La nostalgie des origines

 

bellerophon-pegase

Le travail d’intégration des contraires, dans lequel réside la dialectique conscient-inconscient, peut s’enrayer de diverses manières. Je voudrais illustrer pour vous un cas particulier de grippage, dont le résultat est appelé puer aeternus, l’éternel enfant. D’un point de vue descriptif, cette manière d’être que nous appelons Puer se manifeste comme constante instabilité, quête incessante et jamais satisfaite dont l’objet toujours s’éloigne ; comme attraction pour la nouveauté et pour l’univers des possibles, à laquelle correspond l’incapacité d’entrer dans le temps et de vieillir ; comme difficulté d’adaptation et vulnérabilité ; comme goût des hauteurs, spiritualité, tendance au vol et à la chute. Les verbes qui lui sont propres sont chercher, questionner, voyager, poursuivre, transgresser ; jamais : s’enraciner. Dans sa forme la plus radicale, le Puer apparaît comme éternellement jeune, éternellement exilé ; incapable de s’endiguer, incapable d’être père de lui-même ; à ses yeux, le monde est quelque chose dont il faut constamment se méfier. C’est à cette manière d’être que je pensais quand j’ai intitulé mon intervention " La nostalgie des origines ".

La mythologie connaît de nombreuses figures de ce type. Bellérophon, par exemple, ce jeune héros surgi de la mer, impétueux, sans cesse en mouvement, à qui la vie confirme le vieil adage : "  Il eût mieux valu ne pas naître ! ". On raconte que, monté sur Pégase, le cheval ailé qu’il avait reçu de son père Poseidon, Bellérophon voulut s’élever jusqu’au ciel et prendre place dans le conseil des dieux. Le cheval divin désarçonna le téméraire et le fit tomber dans la plaine d’Aleia, la " plaine de l’errant ". L’infortuné, en boitillant, se remit à vagabonder, se lamentant sur le sort des mortels et fuyant les hommes. Cette lamentation est une autre caractéristique de la conscience puer, qui se sent exilée et accuse le monde de ne pas la comprendre et de lui résister.

Dans le même contexte se situent des figures comme celles d’Icare et de Phaéton, qui furent empêchés de s’élever trop haut dans les airs. Citons encore Adonis, le frêle jeune homme aimé d’Aphrodite et blessé à mort par un sanglier lancé contre lui par Arès. Comme l’a observé J.-P. Vernant, quand Adonis "  doit franchir le seuil de l’adolescence, qui marque pour le jeune homme le moment d’entrer dans la vie sociale comme guerrier et futur mari, le cours de sa vie amoureuse est brutalement interrompu. Il succombe au cours de l’épreuve qui normalement ouvre la voie à la pleine virilité… Son hyperpuissance sexuelle, limitée à la période qui habituellement ignore les relations amoureuses, disparaît dès qu’il atteint l’âge de l’union conjugale. Elle cesse là où commence le mariage… La semence d’Adonis reste inféconde ".

(...)

Il est clair que le Puer n’a pas réussi à se détacher de la Mère et de l’inconscient. Dans la systématisation de Jung, le Puer est le " fils à sa mère " ou plutôt le fils de la " Grande mère ", à laquelle il est lié dans une relation d’émouvante complicité. C’est à sa manière un héros, qui jette au vent sa propre vie pour rester fidèle à la matrice qui l’a engendré. Un fils qui ne s’est pas libéré de sa mère et qui, pour cette raison, a du mal à entrer dans le monde ; tandis qu’il court d’une expérience à l’autre, il a la tête tournée derrière lui et le regard fixé sur ce point originaire, qui est son but inconscient et dont -quoiqu’il ne le sache pas- il ne s’est jamais éloigné. Jung a écrit : " Dans l’adulte se cache en effet un enfant, un éternel enfant, une partie interne en continuel devenir, jamais accomplie, qui demanderait un soin constant, attention et éducation ".

Le Puer aeternus dont je vous parle est quelqu’un qui a pour ainsi dire éternisé la dimension de l’inachèvement, quelqu’un qui a décidé de ne pas se laisser éduquer. La nostalgie du Puer aeternus a été interprétée par Jung comme difficulté à se séparer de la mère et donc comme aspiration à revenir à un état d’inconscience. Jung écrit : " Enfant implique quelque chose qui évolue dans le sens de l’autonomie. Cela nécessite un détachement par rapport aux origines ". Et encore " C’est seulement de la séparation, du détachement, du douloureux " être en désaccord " que peuvent naître la conscience et l’auto conscience ". L’errance du Puer est " un symbole de l’élan, du désir insatiable qui ne trouve jamais son objet, de la nostalgie pour la mère perdue ". " Nous voyons alors sur la scène psychologique un homme qui vit … cherchant sa propre enfance et sa propre mère, fuyant le monde froid et hostile qui ne veut absolument pas le comprendre ". A propos de son rapport avec le monde, Jung ajoute : " Dès qu’il a pris son élan, le Puer s’arrête : le souvenir secret que monde et bonheur peuvent aussi être donnés, et donnés par la mère, paralyse son élan et sa persévérance. La part de monde que comme tous les hommes il doit toujours à nouveau affronter n’est jamais la bonne parce qu’elle ne se donne pas, ne vient pas à sa rencontre mais résiste, veut être conquise, et ne cède qu’à la force. Elle sollicite la virilité de l’homme… C’est pourquoi il aurait besoin d’un Eros infidèle, capable d’oublier sa mère et de s’infliger la douleur d’abandonner le premier amour de sa vie ".

Il faut aussi ajouter qu’un des aspects fascinants du Puer réside justement dans sa manière de n’être pas pleinement dans le monde. Cela lui permet d’avoir un regard plus désabusé et objectif, d’être moins tributaire des mythes, des valeurs et des modes qui ont cours, de conserver l’enthousiasme pour la recherche. Il a donc tous les attributs qu’il faut pour qu’on soit tenté de voir en lui une incarnation de l’esprit de révolte, de la transgression anti-productiviste, du dysfonctionnement hédoniste et ainsi de suite. Il faut remarquer que de cette façon on confond souvent une manière d’être irréfléchie et compulsive avec une attitude réfléchie de transformation individuelle et sociale. L.Binswanger a écrit à ce propos : " Nous devons toujours maintenir une distinction entre le fait de se laisser transporter par les désirs, les idées, les idéaux et la lente, la dure progression degré après degré au long de l’échelle qui fait que ces désirs, ces idées, ces idéaux de vie, artistiques, philosophiques, scientifiques se différencient et se traduisent en paroles et en actes. " En d’autres termes, le Puer possède beaucoup de qualités mais il ne les utilise pas à des fins constructives. Par ce biais, il est fait allusion à l’Ombre du Puer, à son versant caché et obscur, qui est fait d’égocentrisme, de cynisme, de froideur, d’infidélité, d’absence de réflexion sur soi, autant d’aspects qui compensent l’idéalisme, la disponibilité et la générosité conscients.

Il est clair désormais que le mouvement du Puer est une fuite hors du monde : dans sa soif d’absolu, il nie ce qui est spécifiquement humain parce que trop banal et tente de se soustraire à l’inépuisable travail de médiation entre les instances contradictoires qui nous habitent, c’est-à-dire à la vie même. Il est presque superflu d’ajouter que le Puer, quand il rencontre le Père, cesse d’être Puer, c’est pourquoi il n’a aucun intérêt à le rencontrer. C’est alors le Moi qui doit assumer la charge d’intégrer les messages qui proviennent de part et d’autre. Puer et Senex deviennent dans ce cas les deux fonctions antagonistes qui avec des bonheurs divers alimentent l’incertaine maturité de l’homme.

Par ceci je veux souligner que, lorsqu’on parle de Puer, on n’entend pas désigner seulement un type humain, mais plutôt décrire une modalité d’existence, un archétype : une réalité donc qui nous concerne tous dans une certaine mesure et avec laquelle nous devons régler nos comptes.

 

Augusto Romano - La nostalgie des origines (conférence)

 

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